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Signes du destin et trajet de vie
d'un enfant de village

J’ai ressorti récemment par hasard (mais est-ce si sûr ?) un livre que j’avais depuis quelques années dans ma bibliothèque, livre mêlant des photos et des histoires de vie népalaises, présentant celles-ci en préface comme « des zestes d’âme népalaise et tibétaine ». Les deux auteurs, Sylvia Lafranchi (texte en italien) et Daniel Pitet (traduction et photos), interviennent dans le cadre des activités d’aide internationale d’une grande association suisse, « Kam for Sud ».

Le livre a pour titre « Jindagi, vies et destinées himalayennes », éditions Nicolodi, Jindagi (जिन्दगी en écriture devanagari) voulant dire « existence », entendue comme le temps qui s’écoule entre la naissance et la mort.

J’ai immédiatement ressenti à la lecture de ces histoires de vie, et notamment de l’une d’entre elles, des résonnances avec d’autres histoires de vie intimement liées, soit à nous-mêmes individuellement, soit aux actions engagées de notre association, l’ACFN (toute proportion gardée).

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Il s’agit dans les lignes qui suivent, extraites du livre, du parcours d’un jeune Dinesh, faisant écho pour moi de façon émouvante, à celui d’un autre Dinesh qui quinze ans plus tard, aura un parcours un peu similaire par certains aspects.

Pour résumer le début de l’histoire en quelques lignes, le Dinesh du livre, né dans les années 70, deuxième enfant d’une famille de paysans pauvres, est venu au monde comme raconté dans le texte, lors d’un accouchement soudain et « solitaire » en forêt, sa mère ayant continué ses activités jusqu’au tout dernier moment (c’est également le cas d’un petit frère du second Dinesh, né sur le chemin).

S’ensuivent plusieurs autres naissances, dont une très difficile ayant mis en danger la vie de la mère, puis l’absence du père suite à ses activités de résistance.

Dinesh, du haut de ses dix ans à dû alors endosser des responsabilités d’adulte et quitter l’école pour aider sa mère, avec acharnement, aux travaux des champs.

Au retour du père, après les changements politiques, celui-ci n’approuve pas que son fils ait quitté l’école, son autorité ne se discutant pas, Dinesh reprend le chemin de l’école.

L’extrait « copier-coller »suivant restitue la continuation de l’histoire.

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À douze ans, Dinesh se sentait adulte. Il lui vint la curiosité chaque jour croissante d’aller voir comment était fait le monde, au-delà de la dernière maison du village. Si bien qu’un beau matin, il partit pour la ville, sans se retourner, et surtout sans demander une permission qu’il n’aurait sans doute pas obtenue, il le savait bien.

Son père était à la maison pour veiller sur la famille et cette pensée rassurante lui tint compagnie le long du sentier, d’autant plus qu’il pensait rentrer bientôt. Cinq bons jours de marche séparaient alors son village de la route carrossable et Dinesh les parcourut avec une curiosité grandissante. C’était la première fois qu’il quittait les collines où il avait passé son enfance, sans électricité, sans téléphone, sans route, sans eau courante, si ce n’était celle du ruisseau.

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La route carrossable lui réserva la première grande surprise du voyage : des maisons qui se déplaçaient. C’étaient de drôles de maisons métalliques qui avançaient sur quatre roues en faisant un vacarme infernal…Quand il comprit que cette espèce de maison, que les autres appelaient « bus », le conduirait à la ville beaucoup plus rapidement que ne le pouvaient ses jambes, il y monta, le cœur battant la chamade, au rythme d’une curiosité mêlée de fascination et de peur, émotion que chacun de nous a vécue au moins une fois dans sa vie.

Il arriva à Katmandou au crépuscule. Comme il ne savait pas où passer la nuit, il se blottit au fond de l’autobus garé, remettant au lendemain, à la lumière du jour, le moment de quitter cette maison mobile pour aller explorer la ville.

Il passa tout un mois en ville, dormant sur les bancs publics et survivant grâce à toutes sortes de petits boulots.

Quand il eut l’impression d’en avoir suffisamment appris pour cette première fois et observant que le souvenir de sa famille se faisait toujours plus insistant, il se remit en route vers le village.

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C’est à la maison toutefois que l’attendait la leçon la plus importante du voyage : il comprit qu’un enfant, même s’il a déjà su prouver sa maturité face à l’adversité, reste toujours un enfant lorsqu’il disparaît de chez lui. 

Avec son innocente exploration du monde, il avait causé à sa mère la plus grande frayeur depuis sa prouesse aérienne sur le toit de la maison. A quatre ans, étant monté sur le toit de la maison et accroupi, ayant longuement observé le vol des oiseaux, il s’était persuadé qu’il pourrait en faire autant,…et tout confiant s’y essaya ! « ce premier vol lui coûta deux dents et vingt-huit jours de coma, mais n’entama en rien son rapport aux rêves » disent les auteurs.

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Il avait quatorze ans, quand il termina, très jeune, sa dixième classe, passant brillamment les examens de fin de scolarité [fin de l'école primaire à la dixième classe].

Ses parents en furent très fiers. Le certificat de fin d’études semblait à la famille de Dinesh, ainsi qu’à tous ceux de sa terre, le but extrême auquel on pouvait  aspirer. Personne n’avait jamais parlé d’études supérieures au village : c’était des idées pour les riches, d’un monde qui n’était pas le sien.

 

Cette année-là un étranger se trouva à traverser ces terres. Il travaillait pour une organisation internationale qui avait lancé un concours pour l’obtention de bourses d’études. L’étranger rencontra Dinesh par hasard, mais la vivacité d’esprit de l’adolescent ne lui échappa pas. Il proposa à sa famille de l’emmener avec lui à la ville pour lui permettre de participer au concours.

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Une porte, jusqu’alors insoupçonnée, venait de s’ouvrir devant Dinesh. Il ne se rappelle pas grand-chose du concours en soi, si ce n’est la course terrifiante dans les rues de la ville, à califourchon sur la motocyclette de cet étranger au drôle d’accent, et l’humiliation qu’il avait ressentie à se trouver, encore tout étourdi par le voyage, au milieu de jeunes gens tous bien propres et bien habillés. Ces jeunes gens parlaient même l’anglais, qu’ils avaient appris dans des écoles privées de la ville, tandis que lui, en fait d’anglais, savait à peine saluer.

L’examen théorique se déroula en anglais, ce que l’étranger ne lui avait pas dit…Dinesh obtint évidemment le pire résultat de tous : il fut le seul candidat à n’avoir même pas compris les questions. Mais à l’examen pratique, il fut le seul aussi à savoir distinguer tous les arbres et les arbustes de la forêt, le seul à connaître la saison de leur floraison, leur temps de croissance et les lieux de leur diffusion sur le territoire. On décida de lui offrir une opportunité.

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Quelques mois plus tard, l’adolescent misérable, affamé et sans souliers qu’il avait été, étudiait à l’Institut des sciences forestières de Pokhara, dans le monde inaccessibles des nantis.

En réalité, les étudiants riches y étaient très peu nombreux, mais dans un pays où la pauvreté frise le seuil de survie, avoir le temps d’étudier représente déjà un luxe, quand bien même est-ce là tout ce qu’on possède. Dinesh comprit qu’il arrivait à un tournant de sa vie le matin où il se présenta à l’Institut pour commencer ses études : c’était la première fois qu’un jeune de son village entreprenait des études supérieures. Qui sait, peut-être n’allait-il pas rester paysan toute sa vie ! Peut-être les rêves dont il n’osait même pas parler en plaisantant allaient-ils se réaliser !

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Il apprit très rapidement l’anglais et se distingua dès la première année par ses capacités et l’ascendant qu’il exerçait naturellement sur ses camarades d’études. Sur les traces de son père, il devint le président du mouvement des étudiants pour la démocratie alors que pendant les vacances, il retournait faire de très humbles travaux pour envoyer quelques roupies à sa famille.

Dinesh était resté en contact avec « l’étranger à la motocyclette » auquel le liait une sincère amitié. C’est cet homme qui lui suggéra de construire une plus grande maison pour sa famille.

L’adolescent prit très au sérieux la suggestion de celui qui l’avait porté sur un chemin aussi fascinant. Il travailla d’arrache-pied et se priva pendant des mois d’un repas par jour pour amasser l’argent nécessaire à la nouvelle construction.

Les arbres qui se trouvaient sur le terrain de la famille lui firent cadeau du bois nécessaire, la rivière et la montagne lui offrirent leurs pierres, et la terre argileuse des collines népalaises fit le reste. L’argent servit à payer tout ce que la nature ne pouvait offrir, ainsi que quelques bras qui aidèrent à finir la construction avant la saison des pluies. La nouvelle maison, plus grande, plus belle, plus solide, se dressait alors fièrement face à la vieille masure, passée au rôle modeste d’étable et de grenier. Visiblement satisfait du résultat, Dinesh reprit le chemin des études. Il avait alors seize ans.

C’est cette année-là qu’éclata la révolution populaire visant à obtenir du roi, l’instauration d’un régime démocratique [ 1990 – évènements que j’ai vécus de près, ayant séjourné au Népal de fin 1989 à fin 1990, et année où « l’autre Dinesh », que je n’allais pas tarder à connaître, avait 2 ans 1/2].

Par trois fois Dinesh paya cher sa liberté de pensée. Il fit l’expérience humiliante de la prison [suivent quelques détails non repris ici, de ce qui a été enduré par les étudiants de cet institut, emprisonnés lors des premières manifestations et suivantes].

Quelques mois et plusieurs manifestations et autres affrontements plus tard, le peuple obtint du roi Birendra l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, avec un parlement multipartite.

Dinesh termina dignement ses études, et fut engagé par l’organisation même qui lui avait offert sa bourse. Une nouvelle vie commençait : il recevait un salaire mensuel. Ce dernier lui permit de payer des études à son frère et à ses sœurs, et de soustraire toute sa famille, sa mère en particulier, à la faim.

Dinesh ne réussit jamais à mettre une seule roupie de côté car il ne savait pas refuser son aide dans les situations désespérées qu’il rencontrait quotidiennement, mais il était heureux de pouvoir sortir de sa poche au moins des petites solutions provisoires aux grands drames de son peuple.

 

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C’est à cette époque que nous avons commencé à travailler ensemble.

« Que feras-tu quand ce travail sera terminé, quand tu quitteras le Népal ? » me demanda-t-il un soir. En réalité, l’heure de quitter le Népal ne viendrait pas si tôt, mais à ce moment-là je l’ignorais encore. Nous passâmes la soirée à créer d’hypothétiques dimensions futures et à visiter des mondes qui eurent la légèreté d’un soir mais les couleurs intenses de la vie imaginée jusque dans ses détails.

Dans le monde  que Dinesh se dessina figurait l’Europe et un master à l’université. Il alla même jusqu’à humer l’odeur de Rome et de Paris. De retour dans notre crasseuse gargote de village népalais qui s’apprêtait à fermer, Dinesh se sentit comme à la sortie d’un beau film par une froide soirée de pluie.

« Que je suis bête de parler de tout ça, revenir à la réalité fait souffrir. Dans ce pays, pour obtenir une bourse d’études à l’étranger, il faut avoir des relations qui comptent » Il y avait une pointe d’amertume dans sa voix.

Ce fut peut-être la seule fois où vacilla la confiance qu’il avait en ces rêves, mais à tort. Et pas pour longtemps.

Il arriva en effet qu’une femme européenne, aussi familière des rêves que l’était Dinesh, croisa son chemin l’espace de quelques instants : un temps cependant suffisant pour que le destin remarque la coïncidence favorable. Cette dame rentra chez elle sans oublier Dinesh et réussit à mener une entreprise que les gens raisonnables jugeaient par trop difficile. Mais ceci est une autre histoire.

Ce qui compte, c’est que l’année suivante, Dinesh vit cet autre grand rêve se réaliser : il s’envola pour l’Angleterre et en revint douze mois plus tard, un master avec mention en poche. Il revint surtout avec la volonté, aussi grande que le monde qu’il avait découvert, de lutter pour donner un avenir meilleur aux plus humbles de son pays, de se battre pour permettre aux enfants les plus pauvres de fréquenter l’école afin qu’ils puissent jeter les bases d’une vie moins miséreuse.

Il rentra avec un désir reconnaissant de rembourser en quelque sorte les chances que la vie lui avait offertes, d’encourager les enfants de son pays à rêver et à croire en leurs rêves.

 

« Nous devons construire une école pour les enfants de mon village, c’est important…Combien ça coûtera à ton avis ? » C’est sur la nappe huileuse d’une auberge que s’ébauchèrent les premiers calculs pour l’évaluation des coûts de construction. Une évaluation peut-être peu réaliste, qui eut cependant le mérite de nous encourager.

Aujourd’hui, dans ce village au milieu des collines où, au printemps, les arbres de rhododendrons teignent de rouge toute la vallée, trois-cents enfants se rendent tous les jours à l’école, un crayon dans la poche, un cahier roulé sous le bras et quelques rêves de plus soigneusement rangés entre les plis de leur chemise bleue d’écolier 

Voilà, le texte s’arrête là, l’histoire est singulière comme toute histoire de vie, mais à la fois aussi archétype de tant d’autres, dont l’ACFN a eu le grand bonheur de croiser la route de certaines

Note : les photos illustrant ce texte ne correspondent pas à cette histoire, ce sont celles hautement symboliques d’autres histoires similaires sur bien des points, confortant l’ACFN dans ses engagements vis-à-vis de certaines populations népalaises que nombre de ses membres ont voulu soutenir.

Certes une goutte d’eau dans un vase, mais une goutte d’eau de plus.

Coordonnées de l’association  suisse KAM FOR SUD :

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